V
INTRODUCTION ET RÉPONSE A UN EXPOSÉ DE JEAN HYPPOLITE SUR
LA VERNEINUNG DE FREUD

 

 

L'entrecroisement linguistique.

Les disciplines philosophiques.

Structure de l'hallucination.

Dans toute relation à l'autre,

la dénégation.

 

 

Ceux qui étaient là la dernière fois ont pu entendre un développement sur le passage central de l'écrit de Freud, la Dynamique du transfert.

Tout ce développement a consisté à vous montrer que le phénomène majeur du transfert part de ce que je pourrais appeler le fond du mouvement de la résistance. J'ai isolé ce moment, qui reste masqué dans la théorie analytique, où la résistance, dans son fond le plus essentiel, se manifeste par un mouvement de bascule de la parole vers la présence de l'auditeur, du témoin qu'est l'analyste. Le moment où le sujet s'interrompt, c'est ordinairement le moment le plus significatif de son approche vers la vérité. Nous saisissons ici la résistance à l'état pur, qui culmine dans le sentiment, fréquemment teinté d'angoisse, de la présence de l'analyste.

Je vous ai enseigné aussi que l'interrogation de l'analyste quand le sujet s'interrompt – laquelle, parce qu'elle vous a été indiquée par Freud, est devenue pour certains presque automatique – Ne pensez-vous pas à quelque chose qui me regarde, moi, l'analyste ? – n'est qu'un activisme qui cristallise l'orientation du discours vers l'analyste. Cette cristallisation rend seulement manifeste ceci, que le discours du sujet, pour autant qu'il n'arrive pas jusqu'à cette parole pleine où devrait se révéler son fond inconscient, s'adresse déjà à l'analyste, est fait pour l'intéresser, et se supporte de cette forme aliénée de l'être qu'on appelle l'ego.

 

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La relation de l'ego à l'autre, le rapport du sujet à cet autre lui-même, à ce semblable par rapport auquel d'abord il s'est formé, est une structure essentielle de la constitution humaine.

C'est à partir de cette fonction imaginaire que nous pouvons concevoir et expliquer ce qu'est l'ego dans l'analyse. Je ne dis pas l'ego dans la psychologie, où il est fonction de synthèse, mais l'ego dans l'analyse, fonction dynamique. L'ego s'y manifeste comme défense, refus. Y est inscrite toute l'histoire des oppositions successives qu'a manifestées le sujet à l'intégration de ce qu'on appellera ensuite dans la théorie, ensuite seulement, ses pulsions les plus profondes et les plus méconnues. En d'autres termes, dans ces moments de résistance, si bien indiqués par Freud, nous saisissons ce par quoi le mouvement même de l'expérience analytique isole la fonction fondamentale de l'ego, la méconnaissance.

Le ressort, le point sensible de l'investigation de Freud, je vous l'ai montré à propos de l'analyse du rêve. Vous avez vu là sous une forme presque paradoxale combien l'analyse freudienne du rêve suppose qu'il a fonction de parole. Cela est démontré par le fait que Freud saisit la dernière trace d'un rêve évanoui au moment précis où le sujet se tourne tout entier vers lui. C'est au point précis où le rêve n'est plus qu'une trace, un débris de rêve, un vocable isolé, que nous retrouvons sa pointe transférentielle. J'ai déjà évoqué cette interruption significative, isolée, qui peut être le point tournant d'un moment de la séance analytique. Le rêve se modèle donc sur un mouvement identique.

Je vous ai également montré la signification de la parole non-dite parce que refusée, parce que verworfen, rejetée par le sujet. Je vous ai fait sentir le poids propre de la parole dans l'oubli d'un mot – exemple extrait de la Psychopathologie de la vie quotidienne – et combien, là aussi, la différence est sensible de ce qu'aurait dû formuler la parole du sujet, et de ce qui lui reste pour s'adresser à l'autre. Dans le cas présent, par l'effet du mot Herr, il manque quelque chose à la parole du sujet, le vocable Signorelli, qu'il ne pourra plus évoquer avec l'interlocuteur devant qui, de façon potentielle, le mot Herr a été appelé l'instant d'avant avec sa pleine signification. Ce moment révélateur du rapport fondamental de la résistance et de la dynamique de l'expérience analytique nous amène donc à une question qui peut se polariser entre ces deux termes – l'ego, la parole.

C'est là une question si peu approfondie – elle devrait pourtant être pour nous l'objet de l'investigation essentielle – que quelque part, sous la plume de M. Fenichel, nous trouvons par exemple que c'est par l'ego qu'incontestablement vient au sujet le sens des mots. Est-il besoin d'être analyste pour penser qu'un pareil propos est, pour le moins, sujet à contestation? En admettant même qu'en effet l'ego soit ce qui, comme on dit, dirige nos manifestations motrices, et par conséquent l'issue de ces vocables qui s'appellent des mots, peut-on dire que, dans notre discours, actuellement, l'ego soit maître de tout ce que recèlent les mots ?

Le système symbolique est formidablement intriqué, il est marqué de cette Verschlungenheit, propriété d'entre-croisement, que la traduction des écrits techniques a rendu par complexité, ce qui est, ô combien, trop faible. Verschlungenheit désigne l'entrecroisement linguistique – tout symbole linguistique aisément isolé est non seulement solidaire de l'ensemble, mais se recoupe et se constitue par toute une série d'affluences, de surdéterminations oppositionnelles qui le situent à la fois dans plusieurs registres. Ce système du langage, dans lequel se déplace notre discours, n'est-il pas quelque chose qui dépasse infiniment toute intention que nous y pouvons mettre et qui est seulement momentanée ?

C'est précisément sur ces ambiguïtés, sur ces richesses impliquées d'ores et déjà dans le système symbolique tel qu'il a été constitué par la tradition dans laquelle nous nous insérons comme individus, bien plus que nous ne l'épelons et ne l'apprenons, c'est sur ces fonctions que joue l'expérience analytique. A tout instant cette expérience consiste à montrer au sujet qu'il en dit plus qu'il ne croit en dire – pour ne prendre la question que sous cet angle.

Nous pourrions être portés à prendre la question sous l'angle génétique. Mais nous serions alors entraînés dans une investigation psychologique qui nous mènerait si loin que nous ne pouvons l'aborder maintenant. Il semble néanmoins incontestable que ce n'est pas à partir de l'acquisition de la maîtrise motrice révélée par l'apparition des premiers mots que nous pouvons juger de l'acquisition comme telle du langage. Les pointages de mots que les observateurs se plaisent à enregistrer laissent entier le problème de savoir dans quelle mesure les mots qui émergent en effet dans la représentation motrice émergent précisément d'une première appréhension de l'ensemble du système symbolique comme tel.

Les premières apparitions, la clinique le manifeste, ont une signification toute contingente. Chacun sait avec quelle diversité paraissent dans l'élocution de l'enfant les premiers fragments du langage. Et on sait aussi combien il est frappant d'entendre l'enfant exprimer des adverbes, des particules, des mots, des peut-être ou des pas encore, avant d'avoir exprimé un mot substantif, le moindre nom d'objet.

Cette position préalable du problème paraît indispensable à situer toute observation valable. Si on n'arrive pas à bien saisir l'autonomie de la fonction symbolique dans la réalisation humaine, il est impossible de partir des faits sans faire aussitôt les plus grossières erreurs de compréhension.

Comme ce n'est pas ici un cours de psychologie générale, je n'aurai sans doute pas l'occasion de reprendre ces questions.

 

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Aujourd'hui, je ne pense pouvoir qu'introduire le problème de l'ego et de la parole, en partant bien entendu de la façon dont il se révèle dans notre expérience.

Ce problème, nous ne pouvons le poser qu'à partir du point où en est sa formulation. Nous ne pouvons pas faire comme si la théorie freudienne de l'ego n'existait pas. Freud a opposé l'ego au ça, et cette théorie imprègne nos conceptions théoriques et techniques. C'est pourquoi aujourd'hui, je voudrais attirer votre attention sur un texte qui s'appelle la Verneinung.

Verneinung, comme M. Hyppolite me le faisait remarquer tout à l'heure, c'est dénégation et non pas négation comme on l'a traduit en français. C'est toujours ainsi que je l'ai moi-même évoquée dans mes séminaires, chaque fois que j'en ai eu l'occasion.

Le texte est de 1925. Il est postérieur à la parution des articles concernant la psychologie du moi et son rapport au ça. En particulier, il est postérieur à l'article Das Ich und das Es. Freud y reprend cette relation, toujours vivante pour lui, de l'ego avec la manifestation parlée du sujet dans la séance.

II m'a paru, pour des raisons que vous allez voir se manifester, que M. Hyppolite, qui nous fait le grand honneur de venir participer ici à nos travaux par sa présence, voire par ses interventions, pourrait nous apporter le témoignage d'une critique soutenue par tout ce que nous connaissons de ses travaux antérieurs.

Le problème en cause, vous allez le voir, n'intéresse rien de moins que toute la théorie, sinon de la connaissance, au moins du jugement. C'est pourquoi je lui ai demandé, sans doute avec un peu d'insistance, de bien vouloir non seulement me suppléer, mais apporter ce que lui seul peut apporter à un texte de la rigueur de Die Verneinung.

Je crois qu'il y aurait là des difficultés pour un esprit qui ne serait pas formé à ces disciplines philosophiques dont nous ne saurions nous passer dans la fonction que nous occupons. Notre expérience n'est pas celle d'un frotti-frotta affectif. Nous n'avons pas à provoquer chez le sujet de ces retours d'expériences plus ou moins evanescentes, confuses, en quoi consisterait toute la magie de la psychanalyse. Nous sommes donc en plein dans notre devoir en écoutant, sur un texte comme celui-ci, les opinions qualifiées de quelqu'un qui est exercé à la critique du langage et formé aux disciplines philosophiques.

Cet écrit manifeste une fois de plus la valeur fondamentale de tous les écrits de Freud. Chaque mot mérite d'être mesuré à son incidence précise, à son accent, à son tour particulier, mérite d'être inséré dans l'analyse logique la plus rigoureuse. C'est en quoi il se différencie des mêmes termes groupés plus ou moins vaguement par des disciples, pour qui l'appréhension des problèmes a été de seconde main, si l'on peut dire, et jamais pleinement élaborée, d'où résulte cette dégradation de la théorie analytique qui se manifeste sans cesse dans ses hésitations.

Avant de céder la parole à M. Hyppolite, je voudrais attirer votre attention sur une intervention qu'il a faite au cours de la sorte de débat qu'avait provoqué une certaine façon de présenter les choses à l'endroit de Freud et de ses intentions à l'égard du malade. M. Hyppolite avait alors apporté à Z* un secours...

 

M. Hyppolite : –– ... momentané.

 

– ... oui, un secours momentané. Il s'agissait, si vous vous en souvenez, de voir quelle était l'attitude fondamentale, intentionnelle, de Freud à l'égard du patient, au moment où il prétendait substituer l'analyse des résistances par la parole à cette subjugation qui s'opère par la suggestion ou par l'hypnose.

Je m'étais alors montré très réservé sur le sujet de savoir s'il y avait là chez Freud une manifestation de combativité, voire de domination, reliquats du style ambitieux que nous pourrions voir se trahir dans sa jeunesse.

Je crois qu'un texte est assez décisif. C'est un passage de Psychologie collective et analyse du moi. C'est à propos de la psychologie collective, c'est-à-dire des rapports à l'autre, que le moi en tant que fonction autonome est pour la première fois amené dans l'oeuvre de Freud – simple remarque que je pointe aujourd'hui parce qu'elle justifie l'angle sous lequel moi-même je vous l'introduis. Ce passage est dans le chapitre quatre intitulé Suggestion et libido.

On est ainsi préparé à admettre que la suggestion (ou plus exactement, la suggestibilité) est un phénomène primitif et irréductible, un fait fondamental de la vie psychique de l'homme. Tel était aussi l'avis de Bernheim, dont j'ai pu voir moi-même, en 1889, les tours de force extraordinaires. Mais je me rappelle que déjà alors j'éprouvais une sorte de sourde révolte contre cette tyrannie de la suggestion.

Lorsqu'à un malade qui se montrait récalcitrant on criait « Que faites-vous ? Vous vous contre-suggestionnez ! » je ne pouvais m empêcher de penser qu'on se livrait sur lui à une injustice et à une violence. L'homme avait certainement le droit de se contre-suggestionner, lorsqu'on cherchait à se le soumettre par la suggestion. Mon opposition a pris plus tard la forme d'une révolte contre la manière de penser d'après laquelle la suggestion, qui expliquait tout, n'aurait besoin elle-même d'aucune explication. Et plus d'une fois j'ai cité à ce propos la vieille plaisanterie : « Si saint Christophe supportait le Christ et si le Christ supportait le monde, dis-moi : où donc saint Christophe a-t-il pu poser ses pieds ?

Véritable révolte donc qu'éprouvait Freud devant la violence que la parole peut comporter. Ce penchant potentiel de l'analyse des résistances dont Z* témoignait l'autre jour est précisément le contresens à éviter dans la mise en pratique de l'analyse. Je crois qu'à cet égard ce passage a toute sa valeur, et mérite d'être cité.

En le remerciant encore de la collaboration qu'il veut bien nous donner, je demande à M. Hyppolite, qui, d'après ce que j'ai entendu, a bien voulu consacrer une attention prolongée à ce texte, de nous apporter simplement son sentiment.

 

On lira l'exposé de J. Hyppolite dans les Écrits, pages 879-887 ou dans Figures de la pensée philosophique, écrits de Jean Hyppolite, Paris, 1971 – tome 1, pages 385-396.

 

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Nous ne saurions être trop reconnaissants à M. Hyppolite de nous avoir donné l'occasion, par un mouvement coextensif à la pensée de Freud, de rejoindre immédiatement cet au-delà de la psychologie positive, qu'il a situé très remarquablement.

En passant, je vous fais remarquer qu'en insistant dans ces séminaires sur le caractère trans-psychologique du champ psychanalytique, nous ne faisons que retrouver ce qui est l'évidence de notre pratique, et que la pensée même de celui qui nous en a ouvert les portes manifeste sans cesse dans le moindre de ses écrits.

Il y a beaucoup à tirer de la réflexion sur ce texte. L'extrême condensation de l'exposé de M. Hyppolite est peut-être, en un sens, beaucoup plus didactique que ce que je vous exprime moi-même dans mon style, avec certaines intentions. Je le ferai ronéotyper à l'usage de ceux qui viennent ici, car il me semble qu'il ne peut pas y avoir de meilleure préface à cette distinction de niveaux, à cette critique de concepts, dans laquelle je m'efforce de vous introduire avec le dessein d'éviter des confusions.

L'élaboration du texte de Freud par M. Hyppolite nous a montré la différence de niveaux de la Bejahung, de l'affirmation, et de la négativité en tant qu'elle instaure à un niveau inférieur – c'est exprès que je prends des expressions beaucoup plus pataudes – la constitution du rapport sujet-objet. C'est bien là à quoi ce texte, en apparence si minime, nous introduit d'emblée, rejoignant sans aucun doute certaines des élaborations les plus actuelles de la méditation philosophique.

Cela nous permet, du même coup, de critiquer l'ambiguïté toujours entretenue autour de la fameuse opposition de l'intellectuel et de l'affectif – comme si l'affectif était une sorte de coloration, de qualité ineffable qui devrait être cherchée en soi-même, d'une façon indépendante de la peau vidée que serait la réalisation purement intellectuelle d'une relation du sujet. Cette conception qui pousse l'analyse dans des voies singulières est puérile. Le moindre sentiment singulier, voire étrange, qu'accuse le sujet dans le texte de la séance est connoté de succès sensationnel. C'est ce qui découle de ce malentendu fondamental.

L'affectif n'est pas comme une densité spéciale qui manquerait à l'élaboration intellectuelle. Il ne se situe pas dans un au-delà mythique de la production du symbole qui serait antérieur à la formulation discursive. Cela seul peut nous permettre d'emblée, je ne dis pas de situer, mais d'appréhender ce en quoi consiste la réalisation pleine de la parole.

Il nous reste un peu de temps. Je voudrais tout de suite essayer de pointer par des exemples comment la question se pose. Je vais vous le montrer par deux côtés.

 

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Prenons d'abord un phénomène sur lequel l'élaboration de la pensée psycho-pathologique a rénové totalement la perspective – l'hallucination.

Jusqu'à une certaine date, l'hallucination a été considérée comme un phénomène critique autour duquel se posait la question de la valeur discriminative de la conscience – ça ne pouvait être la conscience qui était hallucinée, ce devait être autre chose. En fait, il suffit de s'introduire à la nouvelle phénoménologie de la perception telle qu'elle se dégage du livre de M. Merleau-Ponty, pour voir que l'hallucination est au contraire intégrée comme essentielle à l'intentionnalité du sujet.

L'hallucination, on se contente d'habitude d'un certain nombre de registres, tel celui du principe du plaisir, pour en expliquer la production. On la considère ainsi comme le premier mouvement dans l'ordre de la satisfaction du sujet. Nous ne pouvons nous contenter d'une théorisation aussi simple.

Rappelez-vous l'exemple que je vous ai cité la dernière fois dans L'Homme aux loups. Le progrès de l'analyse du sujet en question, les contradictions que présentent les traces à travers lesquelles nous suivons l'élaboration de sa situation dans le monde humain, indiquent une Verwerfung, un rejet – le plan génital a toujours été pour lui comme s'il n'existait pas, littéralement. Ce rejet, nous avons été amenés à le situer au niveau, je dirai, de la non-Bejahung, car nous ne pouvons pas le mettre, absolument pas, au même niveau qu'une dénégation.

Ce qui est frappant, c'est la suite. A la lumière des explications qui vous ont été données aujourd'hui autour de Die Verneinung, elle sera bien plus compréhensible. D'une façon générale, en effet, la condition pour que quelque chose existe pour un sujet, c'est qu'il y ait Bejahung, cette Bejahung qui n'est pas négation de la négation. Qu'est-ce qui se passe quand cette Bejahung ne se produit pas et que rien n'est donc manifesté dans le registre symbolique ?

Voyons l'homme-aux-loups. Il n'y a pas eu pour lui Bejahung, réalisation du plan génital. Il n'y a pas trace de ce plan dans le registre symbolique. La seule trace que nous en ayons, c'est l'émergence dans, non pas du tout son histoire, mais vraiment dans le monde extérieur, d'une petite hallucination. La castration, qui est précisément ce qui pour lui n'a pas existé, se manifeste sous la forme de ce qu'il s'imagine – s'être coupé le petit doigt, si profondément que ça ne tient plus que par un petit bout de peau. Il est alors submergé du sentiment d'une si inexprimable catastrophe qu'il n'ose même pas en parler à la personne à côté de lui. Ce dont il n'ose pas parler, c'est ceci – c'est comme si cette personne à laquelle il réfère aussitôt toutes ses émotions était annulée. Il n'y a plus d'autre. Il y a une sorte de monde extérieur immédiat, des manifestations perçues dans ce que j'appellerai un réel primitif, un réel non-symbolisé, malgré la forme symbolique, au sens courant du mot, que prend ce phénomène.

Le sujet n'est pas du tout psychotique. Il a seulement une hallucination. Il pourra être psychotique plus tard, il ne l'est pas au moment où il a ce vécu absolument limité, nodal, étranger au vécu de son enfance, tout à fait désintégré. A ce moment de son enfance, rien ne permet de le classer comme un schizophrène, mais il s'agit bien d'un phénomène de psychose.

Il y a donc là, au niveau d'une expérience tout à fait primitive, à ce point-source où la possibilité du symbole ouvre le sujet à un certain rapport au monde, une corrélation, un balancement que je vous prie de comprendre – ce qui n'est pas reconnu fait irruption dans la conscience sous la forme du vu.

Si vous approfondissez cette polarisation particulière, il vous apparaîtra beaucoup plus facile d'aborder le phénomène ambigu qui s'appelle le déjà-vu, et qui se situe entre ces deux modes de relation, le reconnu et le vu. Avec le déjà-vu, quelque chose dans le monde extérieur se trouve porté à la limite, et surgit avec une pré-signification spéciale. L'illusion rétrospective reporte ce perçu doté d'une qualité originale dans le domaine du déjà-vu. Freud ne nous parle de rien d'autre quand il nous dit que toute épreuve du monde extérieur se réfère implicitement à quelque chose qui a déjà été perçu dans le passé. Cela s'applique à l'infini – d'une certaine façon, toute espèce de perçu comporte nécessairement une référence à un perçu antérieur.

C'est pourquoi nous sommes ramenés là au niveau de l'imaginaire en tant que tel, au niveau de l'image modèle de la forme originelle. Il ne s'agit pas du reconnu symbolisé et verbalisé. Nous retrouvons bien plutôt les problèmes évoqués par la théorie platonicienne, non pas de la remémoration, mais de la réminiscence.

Je vous ai annoncé un autre exemple, que je prends chez les tenants de la manière dite moderne d'analyser. Vous allez voir que ses principes sont déjà exposés en 1925 dans ce texte de Freud.

On fait grand état du fait que nous analysons d'abord la surface, comme on dit. Ce serait le fin du fin pour permettre au sujet de progresser en échappant à cette sorte de hasard que représenterait la stérilisation intellectualisée du contenu ré-évoqué par l'analyse.

Eh bien, Kris, dans un de ses articles, expose le cas d'un sujet qu'il prend en analyse et qui, d'ailleurs, a déjà été analysé une fois. Ce sujet a de graves entraves dans son métier, métier intellectuel qui semble, dans ce qu'on entrevoit, très proche des préoccupations qui peuvent être les nôtres. Ce sujet éprouve toutes sortes de difficultés à produire, comme on dit. En effet, sa vie est comme entravée par le sentiment qu'il a d'être, disons pour abréger, un plagiaire. Il échange sans cesse des idées avec quelqu'un qui lui est très proche, un brillant scholar, mais il se sent toujours tenté de prendre les idées que lui fournit son interlocuteur, et c'est là pour lui une entrave perpétuelle à tout ce qu'il veut sortir, publier.

Tout de même, il arrive à mettre debout un certain texte. Mais, un jour, il arrive en déclarant d'une façon presque triomphante que toute sa thèse se trouve déjà à la bibliothèque, dans un article publié. Le voilà donc, cette fois, plagiaire malgré lui.

En quoi va consister la prétendue interprétation par la surface que nous propose Kris? Probablement en ceci – Kris s'intéresse effectivement à ce qui s'est passé et à ce qu'il y a dans l'article. En y regardant de plus près, il s'aperçoit qu'il n'y a pas du tout là l'essentiel des thèses apportées par le sujet. Des choses sont amorcées, qui posent la même question, mais rien des vues nouvelles apportées par son patient, dont la thèse est donc pleinement originale. Il faut partir de là, dit Kris, c'est ce qu'il appelle – je ne sais pourquoi – une prise des choses par la surface.

Or, dit Kris, si le sujet tient à lui manifester que toute sa conduite est entravée, c'est que son père n'est jamais arrivé à rien sortir, et cela parce qu'il était écrasé par un grand-père – dans tous les sens du mot – qui, lui, était un personnage fort constructif et fort fécond. Il a besoin de trouver dans son père un grand-père, un père qui serait grand, qui, lui, serait capable de faire quelque chose, et il satisfait ce besoin en se forgeant des tuteurs, des plus grands que lui, dans la dépendance desquels il se trouve par l'intermédiaire d'un plagiarisme qu'alors il se reproche, et à l'aide duquel il se détruit. Il ne fait là rien d'autre que satisfaire un besoin qui est celui qui a tourmenté son enfance et par conséquent dominé son histoire.

Incontestablement, l'interprétation est valable. Et il est important de voir par quoi le sujet y réagit. Qu'est-ce que Kris considère comme la confirmation de la portée de ce qu'il introduit, et qui mène fort loin?

On verra par la suite toute l'histoire du sujet se développer. On verra que la symbolisation, à proprement parler pénienne, de ce besoin du père réel, créateur et puissant, est passée à travers toutes sortes de jeux dans l'enfance, des jeux de pêche – le père pêchera-t-il un plus ou moins gros poisson ? etc. Mais la réaction immédiate du sujet est celle-ci. Il garde le silence, et c'est à la séance suivante qu'il dit – L'autre jour, en sortant, je suis allé dans telle rue – ça se passe à New York, il s'agit de la rue où il y a des restaurants étrangers et où l'on mange des choses un peu relevées – et j'ai cherché un endroit où je puisse trouver ce repas dont je suis particulièrement friand, des cervelles fraîches.

Vous voyez là ce que c'est qu'une réponse évoquée par une interprétation juste, à savoir un niveau de la parole à la fois paradoxal et plein dans sa signification.

Que cette interprétation ici soit juste, à quoi cela est-il dû ? S'agit-il de quelque chose qui est à la surface ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Cela ne veut rien dire, sinon que Kris, par un détour sans doute appliqué, mais dont il aurait pu fort bien prévoir le terme, s'est aperçu précisément de ceci – que le sujet, dans sa manifestation sous cette forme spéciale qu'est la production d'un discours organisé, où il est toujours sujet à ce processus qui s'appelle la dénégation et où s'accomplit l'intégration de son ego, ne peut refléter sa relation fondamentale à son moi idéal que sous une forme inversée.

En d'autres termes, la relation à l'autre, pour autant que tend à s'y manifester le désir primitif du sujet, contient toujours en elle-même cet élément fondamental, originel, de la dénégation, qui prend ici la forme de l'inversion.

Cela, vous le voyez, ne fait que nous introduire à de nouveaux problèmes.

 

Mais pour continuer, il convenait que fût située la différence de niveau entre le symbolique comme tel, la possibilité symbolique, l'ouverture de l'homme aux symboles, et, d'autre part, sa cristallisation dans le discours organisé en tant qu'il contient, fondamentalement, la contradiction. Je crois que le commentaire de M. Hyppolite vous l'a magistralement montré aujourd'hui. Je désire que vous en gardiez l'appareil et le maniement en mains, comme repères auxquels vous puissiez toujours vous reporter lorsque vous arriverez à des carrefours difficiles dans la suite de notre exposé. C'est pourquoi je remercie M. Hyppolite de nous avoir apporté le concours de sa haute compétence.

 

10 FÉVRIER 1954.